
Vous avez peut-être entendu parler de la BD de Pénélope Bagieu dénonçant le chalutage (un type de pêche) en eau profonde, et appelant à signer une pétition pour faire interdire cette pratique. La BD a été très lue et partagée, et par conséquent discutée dans les médias. Par exemple un billet de blog dans Le Monde de "vérification", ou un article de FranceTV Info avec le même objectif de mettre en balance les arguments de la BD et des pêcheurs.
Apprenant l'existence de la pétition, j'ai d'abord vérifié informellement auprès de collègues connaissant mieux que moi ce sujet, et ayant reçu confirmation que le chalutage profond est considéré comme catastrophique, j'ai signé et diffusé sur Twitter. Maintenant vu le tour que prend le débat, et le manque dramatique de références scientifiques dans les articles "il a dit, elle a dit, va savoir" qu'on nous propose, j'ai décidé de prendre quelques minutes pour regarder l'état de la litérature scientifique (l'assoc Bloom qui propose la pétition a aussi une biblio anémique - sérieusement, vous ne pouvez pas faire mieux ?).
Rappel : trouver de l'info scientifique sérieuse sur le web, si on lit l'anglais, c'est facile.
Donc prenons le chemin de Google Scholar, après un petit tour sur Wikipedia pour trouver qu'en anglais on dit "deep sea trawling".
Notons tout-de-suite que toutes les références que j'ai trouvées (dans une recherche très rapide, je le précise - si des lecteurs veulent corriger avec de la bibliographie sérieuse ils sont les bienvenus) vont dans le sens de la BD et de la pétition. Quelques exemples :
L'article "Sustainability of deep-sea fisheries", Marine Policy 2012 (à propos de cet article, voir mises à jour en bas de page), n'est pas accessible librement malheureusement (pour lire tous mes ralâges à ce sujet, mot clé politique de publication, et d'abord celui-ci), mais je cite un gros morceau du résumé, qui est relativement clair :
The deep sea is by far the largest but least productive part of the oceans, although in very limited places fish biomass can be very high. Most deep-sea fishes have life histories giving them far less population resilience/productivity than shallow-water fishes, and could be fished sustainably only at very low catch rates if population resilience were the sole consideration. But like old-growth trees and great whales, their biomass makes them tempting targets while their low productivity creates strong economic incentive to liquidate their populations rather than exploiting them sustainably (Clark's Law). Many deep-sea fisheries use bottom trawls, which often have high impacts on nontarget fishes (e.g., sharks) and invertebrates (e.g., corals), and can often proceed only because they receive massive government subsidies. The combination of very low target population productivity, nonselective fishing gear, economics that favor population liquidation and a very weak regulatory regime makes deep-sea fisheries unsustainable with very few exceptions. Rather, deep-sea fisheries more closely resemble mining operations that serially eliminate fishable populations and move on.
Bon ça dit en gros la même chose que la BD. Un autre article, de 2010, dans la même revue confirme que cette pêche n'est pas rentable sans subventions. Je précise que je ne connais pas cette revue.
Par contre je connais Proceedings of the Royal Society, très sérieux, et on y lit dans un article de 2009 de plus d'accès libre :
The depth-related declines in abundance are, however, consistent with the effects of deep-water fishing. Significant changes in abundance were detected only in fishes whose depth ranges fell at least partly within the fishing grounds, in both target and non-target species. This pattern of widespread declines in abundance can be best explained by high rates of mortality among the fishes that escape through the net, as well as those that are brought to the surface and subsequently discarded (Basson et al. 2002). It is also possible that habitat modification by trawling has effects on a wide range of fish species by changing the availability of refugia and food (Collie et al. 1997).
Le reste de l'article dit que le chalutage profond affecte aussi significativement les espèces vivant encore plus profond, à cause des perturbations majeures que cela cause.
Un article un peu plus vieux (2004) dans un journal de Ecological Society of America (une société savante, pas une organisation militante) dit que : "Bottom trawling in particular has caused considerable destruction of these communities around the world. Due to their extreme longevity and slow growth, recovery is likely to be in the order of decades or even centuries."
Il y a aussi un "point de vue" dans Nature, journal / magazine scientifique, qui défend l'interdiction du chalutage profond.
Donc il semble que passer 1/2 h sur le web scientifique confirme que le message essentiel de la BD et de la pétition est correct. Il est possible que des détails ne le soient pas, mais il me semble qu'un article comme celui du blog Big Browser du Monde soit plutôt dans une logique "Marchants de doute" (finalement, y aurait pas débat ?) que dans une logique d'atteindre une confiance suffisante dans les résultats scientifiques pour agir. Je note aussi un article bizarre dans le Nouvel Obs qui dit que le problème principal est la pêche illégale. C'est par une doctorante "sur la gouvernance internationale des pêches et plus particulièrement sur les problématiques liées à la pêche illicite, non déclarée et non réglementée", donc je comprend bien que ce sujet lui tienne à coeur, mais quel rapport ? Ca ne montre pas que le chalutage profond ne soit pas très dommageable à ce que je comprenne.
Finalement, je dois réagir au communiqué de l'assoc Bloom "La vérite d'Intermarché sur la pêche profonde et celle de Monsanto sur les OGM aussi ?". Apparemment, sur le chalutage profond, comme sur le changement climatique, les écologistes ont la connaissance scientifique de leur côté. Essayez de garder cet avantage, je vous en prie, et évitez de tout mélanger et de brouiller votre message avec le déni de science concernant les OGM (voir notamment ce billet sur Séralini et celui-ci sur le Riz doré). Ca serait pas super, de baser ses décisions, toutes, sur des données correctes et vérifiables ? Allez, chiche.
(Edition pour préciser ma pensée : il ne faudrait pas que le débat soit "à qui faites vous confiance, une ONG ou une entreprise, les écolos ou les patrons ?", mais "quels sont les faits, que savons-nous, que pouvons-nous en conclure ?".)
Puis, allez signer la pétition quand même.
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Mise à jour : l'association Bloom a maintenant une bibliographie scientifique sérieuse sur son site : 70 publications scientifiques (références seulement) ; 32 publications scientifiques (un sous-ensemble des précédents, avec résumés en anglais extraits des articles). C'est très bien, c'est même excellent. J'y retrouve les refs que j'ai trouvées indépendemment pour la plupart. J'ai aussi trouvé au moins une erreur : les refs 2 et 4 dans les 70 sont la même, qui est celle que je cite en premier dans ce billet.
Mise à jour 2 :
Mise à jour 3 : cet article Norse et al. est d'accès fermé, mais une recherche Google Scholar vous donne facilement des liens vers des versions téléchargeables. Après c'est entre vous et votre conscience hein.