cliquez sur l'image |
Une des notions essentielles en biologie évolutive, et plus généralement pour comprendre le monde vivant, est la phylogénie, ou arbre des espèces. D'ailleurs ils expliquent cela très bien avec un arbre tout simple et mignon (vous ne trouvez pas ça mignon ?) :
Cet arbre simple est correct, c'est cool |
A savoir que les deux mammifères, qui sont aussi les deux seuls tétrapodes de l'arbre, sont regroupés par le fait d'avoir des membres de tétrapode, et les trois vertébrés (qui sont tous des vertébrés à mâchoire, contrairement aux lamproies par exemple) sont regroupés par le fait d'avoir un crâne avec une mâchoire. Dans ces deux cas, le type d'évidence est morphologique : on observe qu'un ensemble d'espèces partagent des structures morphologiques, qui ne sont pas partagées par les autres espèces ; la façon la plus simple d'expliquer cela est que ces structures ont été héritées d'un ancêtre commun, et que donc ces espèces sont apparentées de manière plus proche entre elles qu'avec les autres espèces. Il y a plusieurs avantages à cette approche, et plusieurs désavantages.
L'avantage principal, c'est qu'on a des fossiles pour les structures morphologiques, donc on peut dans une certaine mesure dater les caractères, et tester les hypothèses d'ancêtres communs.
Les désavantages sont plus nombreux à mon avis. Premièrement, la reconnaissance et la classification de chaque caractère morphologique est quelque part subjective : la mâchoire, c'est un caractère ou plusieurs ? Deuxièmement, la morphologie peut évoluer de manière convergente. Dans les cas évidents, c'est ... bin évident, comme par exemple ailes de chauves-souris et d'oiseaux. Mais la forme des dents a été beaucoup utilisée pour classifier les mammifères, alors que des expériences ces 10 dernières années montrent que, sous l'influence d'un petit nombre de gènes, les dents peuvent changer très vite ("vite" pour un biologiste évolutif c'est cent mille ans, je dis ça comme ça), et aboutir à des formes convergentes qui trompent les meilleurs paléontologues. Troisièmement, il n'y a pas toujours de caractères morphologiques qui distinguent et regroupent les espèces qui nous intéressent.
(Je peux être biaisé, parce que je fais de l'évolution moléculaire (donc pas morphologique), mais force est de constater que l'ensemble du domaine bouge depuis 20 ans dans la direction d'une importance moindre de l'évidence morphologique.)
Alors l'autre type d'évidence montré dans l'image ci-dessus, c'est l'évidence moléculaire, venant des gènes, des protéines, ou du génome. En première approximation, les espèces qui partagent un ancêtre commun récent ont des gènes qui se ressemblent davantage que les espèces qui partagent un ancêtre commun plus ancien. Il y a plein d'avantages à utiliser les gènes ; le désavantage c'est qu'on ne peut pas utiliser les fossiles. Premier avantage, c'est qu'on a des critères objectifs pour les identifier et les comparer. Deuxième, comme ils sont tous composés des mêmes éléments de base, on peut faire des modèles statistiques élaborés, et aller au-delà du simple "ce qui se ressemble s'assemble". Troisième, des gènes y en a plein et dans tous les êtres vivants, donc on peut accumuler assez de données pour résoudre les relations de presque n'importe quel groupe d'organismes. Par exemple ci-dessus, trouver la relation entre vertébrés, étoile de mer, et vers de terre, pour lesquels les caractères morphologiques à comparer ne se bousculent pas (et induisent en erreur, c'est une autre histoire).
Donc tout ça pour dire que l'arbre suivant, c'est une honte :
Cet arbre des mammifères m'offense profondément |
Ce que montre cet arbre, c'est les relations entre mammifères telles qu'elles étaient comprises en 1991, juste avant que les données moléculaires (les gènes) et les méthodes statistiques / bioinformatiques ne révolutionnent tout le domaine. Durant toutes les années 1990 il y a eu beaucoup de débats sur cet arbre, et il me paraitrait normal qu'en 1994 on n'ait pas voulu mettre en avant des résultats nouveaux et controversés, dont certains se sont d'ailleurs révélés faux. Mais quand même, depuis 2001, il y a consensus sur le fait que les données moléculaires ont montré, entre autres, que les cétacés (baleines et autres) font partie des artiodactyles (bestioles à sabots), plus précisément comme cousins des hippopotames ; que rongeurs et lagomorphes (lapin-oïdes) sont proches cousins des primates ; que les insectivores sont un groupe erroné ; ou que les périssodactyles (chevaux et autres) sont cousins des carnivores.
L'arbre des mammifères a beaucoup fait débat, parce qu'on a beaucoup de données morphologiques et fossiles, étudiées par beaucoup de gens depuis longtemps, et que les relations entre les grands groupes ("ordres", les groupes cités ci-dessus) ne sont vraiment pas évidentes. Autant grouper les bestioles qui ont des pattes c'est facile, autant comment ordonner une souris, une baleine, et un chien ? Et aussi parce qu'il faut bien le dire, les relations pas évidentes en morphologie étaient souvent pas évidentes en génétique non plus. Mais, voir ci-dessus, avec plus de données et de meilleurs modèles, on y est arrivé. C'est très clair, très bien soutenu, et confirmé par plein d'autres études depuis, y compris de nouvelles découvertes fossiles.
Un point intéressant à noter, c'est que dans le débat des années 1990, les défenseurs de l'orthodoxie morphologique contre les petits morveux moléculaires et bioinformatiques étaient en grande partie concentrés dans les grands muséums d'histoire naturelle.
Et donc, je trouve que plus de 10 ans après la conclusion de cette grande aventure scientifique, les aimables collègues du muséum de Paris pourraient faire l'effort de présenter un arbre des mammifères à jour dans leur grande galerie. Merci de votre attention.
Ce billet était parti pour être court. Sa longueur tend à indiquer que le sujet sur lequel on a fait sa thèse vous tient toujours à coeur, quelques années plus tard. :-)
(Les images sont des photos que j'ai prises en visitant le Muséum, c'est pour ça qu'elles sont moches.)
sur ta première photo, dans une série télé en analysant les reflets ils trouveraient tout un tas de choses. :-) Les gens présents, le modèle de l'appareil, la couleur de tes chaussures, etc.
RépondreSupprimerSinon, magnifique billet, fort bien écrit et compréhensible du grand nombre (moi).
Et pis bon, un billet sans commentaire de ma part, c'est comme une soupe sans moustache, ou un musée grand public sans rien de choquant pour un scientifique pur jus.
Dieu nous préserve des soupes sans moustache !
RépondreSupprimerAlors moi, ce qui me choque SURTOUT, c'est l'icône de la molécule d'ADN dans la première photo: on a juste l'impression qu'une des innovations ayant accompagné l'émergence des Deuterostomiens, c'est l'acquisition de l'ADN... Et je crois bien me souvenir que mon frère était revenu d'une visite de la grande galerie avec cette idée dans la tête.
RépondreSupprimerEn ce qui concerne le groupe baleine-artiodactyle, c'est un peu plus excusable à mon goût du fait que le groupe se nomme Cetartiodactyle. Ce qui aurait été cool, c'est que tu photographies aussi les cartels en dessous les dessins pour clarifier leur discours (même s'il n'est pas excusable que le dessin ne se suffise pas à lui même...).
Notamment, si je suis d'accord avec toi en ce qui concerne les outils employés pour réaliser nos phylogénies moderne, il reste tout à fait possible de déterminer, à posteriori, des caractéristiques morphologiques communes et héritées d'ancêtres communs (des synapomorphies) comme la présence d'une mâchoire chez tous les gnathostomes.
Ah bien vu le coup de l'ADN pour les deutérostomes, je n'y avais pas pensé comme ça.
RépondreSupprimerEt bien sûr que je suis d'accord qu'on peut cartographier des caractères morphologiques (ou autres) sur des phylogénies moléculaires. C'est même ça qui est intéressant, parce qu'une phylogénie sans aucun caractère à cartographier dessus, c'est bien triste. (Genre "taxon 24341 est plus proche de taxon 5433 que de taxon 54321 ! Non ? Si !")
Bien d'accord avec l'ensemble et le sentiment, même si, parfois, l'intégration nous met face à des dilemmes (comme les classiques : où met-on certains reptiles ou Homo sapiens).
RépondreSupprimerMa première réaction fut d'ailleurs la même que Taupo: je me demandais bien quel type de réplicateurs utilisaient les vers! Et un truc aussi gros est à mon avis plus "dangereux" que l'arbre des mammifères justement en raison de la simplicité de la représentation. Pas mal plus de chances que les visiteurs cherchent à comprendre et se souviennent de celui-là que du deuxième. Même si, évidemment, je suis tout à fait en faveur d'une mise à jour plus que nécessaire.
Très heureux d'être tombé sur votre blogue! Comme vous le dites dans la présentation, il y en a si peu d'aussi intéressants en français!
Salut ! Je viens enfin commenter sur ce blog, ça faisait un bout de temps que j’y pensais ! Celui-ci va être assez long mais c’est un sujet qui me tient à cœur.
RépondreSupprimerAyant eu ma formation au Muséum je vais les “défendre” modérément ^^ Premièrement une remarque très pratique : les professeurs du muséum ont rarement totalement la main sur la muséologie, les responsables des expos arrangent donc régulièrement les choses à leur manière. J’ai vu plusieurs de mes profs s’arracher les cheveux parce que les responsables avaient bidouillé des trucs qui ne leur plaisaient pas.
Ensuite oui, la tradition du Muséum comme tu l’as justement remarqué est effectivement morphologique mais en mammalogie ce sera surtout des paléontologues. Il y a cependant des “molécularistes” aussi, mais j’imagine qu'ils ne se sont pas bien manifesté sur le coup. Cependant cela n’exempt pas de présenter un arbre moderne, là dessus on est d’accord. Reste que personnellement je n’ai jamais été contre la représentation d’arbres désuets tant qu'on est critique (la classification que j’utilise pour mon blog est désuète mais je la discute sur tout nouvel article que je publie).
Je vais donner maintenant mon avis plus général sur ton billet. L’histoire des sciences nous montre que la science ne fonctionne pas nécessairement par progrès continu mais qu'une part sociologique est aussi importante. Notamment cette question de morphologie/moléculaire en phylogénétique. Il est très probable que l’abandon de la morphologie (pour faire des phylogénies, on peut toujours optimiser n’importe quoi sur un arbre) ne se soit pas fait parce que la morphologie est désuète (il y a pléthore de groupes morphologiquement bien soutenus) mais très probablement parce que la morphologie ça paraît vieux (contrairement au moléculaire) et que former un morphologiste de manière solide à un groupe prends autour de 10 ans alors qu'en moléculaire virtuellement tout le monde avec quelques notions en bio-info et en techniques de laboratoire peut gérer pour quasiment l’ensemble du vivant (ou du moins d’un règne).
Ce que je déplore particulièrement c’est q'au final la scission moléculaire morphologique existe toujours et l’expo que tu critiques (pertinemment) mais aussi ta critique elle même en sont des exemples. J’essaye de me placer à l’entre deux (ou plutôt dans les deux) et j’ai eu des remarques parfois gênantes de “morphologistes” pensant que je ne voulais faire plus que du moléculaire et à l’inverse de “molécularistes” pensant que je suis contre le moléculaire sous prétexte que je pense que la morphologie est une méthode pertinente. Pour moi un groupe est d’une fiabilité extraordinaire (j’ai pas dit robustesse) s’il est trouvé conjointement par la morphologie et le molécualire, simplement parce que ces deux approches demandent des démarches différentes (donc pour moi beaucoup de critiques des morphologistes aux molécularistes ne marchent pas et l’inverse non plus).
(Je dois couper mon commentaire en deux, décidément je suis vraiment trop long, désolé)
(La suite)
RépondreSupprimerPour la question de l’objectivité et de la subjectivité, paradoxalement tout est question de point de vue. En moléculaire chacun choisit : les gènes qu'il utilise, l’échantillonage taxonomique, la méthode d’alignement, le modèle, les paramètres, la méthode… L’intersection de tout ça donne, par exemple, des résultats de phylogénomique chacun très bien soutenus où parfois les cténophores sont groupe frère des métazoaires et d’autres groupe frère des cnidaires (Dunn et al. Vs Phillipe et al.). zoologiquement y’a un gouffre…
J’espère que tu comprendras que je ne défend pas la morphologie contre le moléculaire. Au contraire les deux sont à utiliser comme complémentaires. La morphologie a été mise de côté pour des raisons que j’estime en grande partie sociologiques, c’est donc normal que la qualité des phylogénies morphologiques diminue si la communauté scientifique s’amoindris. Il n’en reste pas moins vrai que certains groupes sont quasiment impossibles à classer avec la morphologie mais est-ce une raison pour l’abandonner sur l’ensemble des groupes ? Au passage le “qui se ressemble s’assemble” a été abandonné en morphologie depuis Hennig, ou plus exactement depuis les débats (houleux et peu respectueux certes) de la Willi Hennig Society…
Pour moi il n’y a plus qu'à espérer que l’évo-dévo permette de redonner ses lettres de noblesses à la morphologie…
Voilà, désolé pour ce long commentaire ^^ J’aurais encore beaucoup de choses à dire mais je pense qu’il est raisonnable que je m’arrête là.
Merci pour ce long commentaire !
SupprimerPour lui faire justice, je pense que je devrais faire un nouveau billet de blog. Sans promesses sur la date où j'y arriverais...